Tim Smith
Président / pharmacien / consultant, Blue Spruce Ventures
Dans cette vidéo (en anglais seulement), Tim nous parle de son rôle dans la fourniture du traitement par agonistes opioïdes à ses patients au Manitoba, en Ontario, dans les T.N.-O. et au Nunavut. Pleins feux sur la gestion des opioïdes est une série réalisée pour l’Initiative des pharmaciens pour la gestion des opioïdes dans le cadre de l’Harmonisation du champ d’exercice des pharmaciens canadiens 2020.
Questions et réponses avec Tim Smith
Vous travaillez dans différentes régions du pays avec des patients à qui vous fournissez un traitement par agonistes opioïdes (TAO). Quels sont les défis que doit relever un pharmacien « remplaçant » lorsqu’il doit fournir des services de TAO à des patients?
Quand on travaille dans différentes pharmacies dans plusieurs provinces et territoires, un des défis est d’apprendre à connaître les patients et de nouer une relation avec eux. Il peut être frustrant pour les patients d’avoir affaire à de nouveaux visages dans la pharmacie, à des personnes qui ne les connaissent pas, qui ne connaissent pas leur histoire, qui ne les reconnaissent pas. J’essaie de leur montrer que je m’intéresse réellement à eux et à leur bien-être, afin qu’ils se sentent en confiance quand je m’occupe d’eux et, je l’espère, qu’ils me posent les questions qu’ils ont ou me parlent de ce qui les préoccupe. Je pose des questions, je souris et je ne porte pas de jugement hâtif.
Comme ces relations ne se construisent souvent pas du jour au lendemain, je dois penser à ralentir et à ne pas précipiter les choses. Je dois veiller à nouer des liens et à recueillir des renseignements avant de parler d’interventions ou d’en proposer, même si ces interventions peuvent paraître évidentes à première vue.
Y a-t-il un besoin particulier dans les collectivités que vous servez (Manitoba, T.N.-O., Nunavut, Nord de l’Ontario) et y a-t-il des différences entre elles?
J’essaie de me concentrer sur les atouts, les ressources et les aspects positifs des collectivités que je sers, mais on ne peut occulter le fait que beaucoup sont aux prises avec des problèmes de santé importants, dont des troubles liés à la consommation de substances, qui sont le résultat de la colonisation, d’un racisme systémique et de traumatismes intergénérationnels. L’accès à des fournisseurs de services de santé, notamment à des pharmaciens, ainsi qu’à des professionnels de la santé mentale, est souvent limité. De manière générale, les possibilités limitées en matière d’emploi et d’éducation, et le manque d’infrastructures, comme des centres de loisirs ou même un accès à Internet à large bande, ne facilitent pas la tâche à ces collectivités. Ces déterminants sociaux sont lourds de conséquences pour la santé individuelle et communautaire.
Cela dit, chaque collectivité et chaque patient a certainement sa propre histoire et son propre parcours, et il est important de ne pas en rester à des stéréotypes ou à des interprétations monolithiques. C’est là qu’il est essentiel de poser des questions, lorsqu’on y est invité, et d’écouter.
En général, quels services offrez-vous à vos patients?
Quand j’étais gérant de pharmacie et aux différents postes que j’ai occupés, je veillais à ce que les patients puissent avoir accès à des services liés aux opioïdes, comme le TAO, les trousses de nalaxone pour la maison, les emballages facilitant l’observance, l’administration des doses sous observation, l’examen des traitements pour optimiser la pharmacothérapie et l’information sur les médicaments.
Pendant les six ans où j’ai été gérant de pharmacie dans le Nord-Ouest de l’Ontario, notre pharmacie a soutenu la création et le fonctionnement de programmes de buprénorphine-naloxone gérés par les collectivités dans plusieurs Premières Nations isolées. Outre délivrer et distribuer des médicaments à ces programmes, je me rendais souvent en avion dans ces collectivités pour participer à des groupes d’admission de clients et les soutenir, en leur offrant des services comme l’examen des traitements, le renoncement au tabac, et l’éducation relative au trouble lié à la consommation d’opioïdes et aux effets de la combinaison buprénorphine-naloxone.
En plus de fournir ces services, ma présence dans ces programmes aidait à nouer des relations avec les patients et les intervenants qui, souvent, vivaient à des centaines de kilomètres de notre pharmacie et ne nous voyaient pas régulièrement, mon équipe et moi.
Ensuite, dans mon rôle de soutien aux pharmacies dans tout le Nord du Canada, je suis particulièrement fier d’avoir dirigé une initiative grâce à laquelle toutes nos pharmacies ont pu offrir aux patients admissibles des trousses de naloxone pour la maison, et de coprescrire ou recommander, le cas échéant, des opioïdes délivrés à des patients à haut risque. Nous avons fait partie des premières pharmacies à le faire dans le Nord du Canada et à chercher à parler autant avec les clients qu’avec les fournisseurs de soins de santé et les groupes communautaires.
Dans ma pratique actuelle, je fais beaucoup d’éducation sur la nalaxone pour la maison et j’essaie de convaincre de nombreux patients qu’il n’y a pas de honte à se voir offrir ce médicament qui pourrait leur sauver la vie. Je travaille aussi avec les patients en examinant en détail les médicaments afin d’optimiser les traitements aux opioïdes et sans opioïdes, et de souligner l’importance de l’alimentation, de l’activité physique et de la gestion du stress, si les patients sont en mesure d’en faire plus.
Quelles sont les limites relatives à la fourniture de TAO dans les collectivités du Nord?
La logistique et le financement posent évidemment des problèmes, surtout quand les patients vivent dans des collectivités éloignées des pharmacies qui les servent. Par exemple, sans pharmacie sur place, nombre de collectivités n’ont pas accès à la méthadone. Cette absence a conduit bien des Premières Nations à mettre sur pied leur propre programme communautaire de buprénorphine-naloxone, malgré des engagements inégaux quant au financement fédéral. Souvent, les collectivités ne peuvent pas faire de plan à long terme parce qu’il faut redemander des fonds tous les ans.
L’accès à des services de counseling et de suivi est un frein important pour certains de ces programmes parce que le financement nécessaire pour avoir les professionnels et les programmes voulus, voire pour y accéder, n’est pas totalement réuni ou est inexistant. Le TAO est un précieux outil, mais ce n’est qu’un élément d’un tout nécessaire au sevrage et il faut plus de soutiens.
Les attentes et les interprétations peuvent également être différentes en ce qui concerne la durée du traitement et le caractère chronique du trouble lié à la consommation de substances. Un dialogue doit s’instaurer rapidement avec les dirigeants de la collectivité pour s’assurer qu’il est entendu que, pour beaucoup, le TAO n’est pas une réponse à court terme, mais peut supposer des années de traitement, surtout lorsque l’accès à des soutiens non pharmacologiques est limité et que rien ne change dans les déterminants sociaux. Cela a une incidence sur la viabilité et l’acceptation de ces programmes.
Quel est le rôle des pharmaciens dans l’aide aux patients atteints d’un trouble lié à la consommation d’opioïdes (TCO)?
Le pharmacien est généralement le professionnel de la santé qu’ils voient le plus souvent. En dehors du rôle évident qui est de veiller à ce que ce soit le bon médicament, la bonne dose, le bon moment, etc., le pharmacien peut devenir un soutien social important pour ces patients et même un confident. Nous pouvons aider à établir un lien entre les patients et les aides sociales, sanitaires et même financières et faciliter la communication entre tous les membres de leur équipe soignante. Il est essentiel aussi que nous essayions de déstigmatiser le TCO et faire en sorte que nos patients se sentent appréciés sur le plan humain.
Malheureusement, nous sommes souvent aussi des gardiens pour les patients qui reçoivent un traitement, car nous recevons et exécutons les ordonnances, faisons respecter des règles et percevons le paiement, entre autres. Nous devons être conscients de ce déséquilibre de pouvoir et de l’impact négatif qu’il peut avoir sur nos patients.
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser au TAO?
Quand j’ai commencé à exercer dans le Nord-Ouest de l’Ontario en 2009, la région était en pleine épidémie d’opioïdes. Certaines collectivités ont même déclaré l’état d’urgence à cause de problèmes liés à la toxicomanie. Des programmes de TAO ont commencé à voir le jour dans des collectivités aux prises avec cette crise.
J’ai eu la chance de rencontrer et d’avoir pour mentor une femme médecin spécialisée dans le traitement des toxicomanies qui m’a fait découvrir des concepts tels que les soins tenant compte des traumatismes subis, les entrevues motivationnelles et la thérapie cognitivo-comportementale, qui ne faisaient pas partie de mes études en pharmacie. C’est elle qui m’a encouragé à développer davantage cet aspect de ma pratique, ce qui m’a amené à passer un certificat en traitement de la dépendance aux opioïdes au Centre de toxicomanie et de santé mentale (CAMH). Cela m’a permis de mieux soutenir les patients, les prescripteurs et les collectivités que nous servons.
Quelle est l’incidence de votre travail sur vos patients?
Je ne pense pas que ce soit à moi de le dire! J’aime à croire que je les mets à l’aise, qu’ils se sentent soutenus, qu’ils savent qu’ils reçoivent des services dans un environnement où on ne les juge pas. Je veux qu’ils sachent qu’ils peuvent venir me parler de leurs problèmes et me communiquer des renseignements en toute sécurité. Mieux vaudrait probablement parler de l’incidence que les clients ont sur moi.
Cela dit, les effets positifs du TAO sont bien documentés dans les études. Une des Premières Nations que je servais dans le Nord-Ouest de l’Ontario en a réalisé une pour examiner les répercussions du programme de buprénorphine-naloxone sur sa collectivité. Dans l’année qui a suivi le lancement du programme, le nombre de poursuites pénales et de dossiers de protection de l’enfance a considérablement baissé, alors que la fréquentation scolaire, le taux de vaccination contre la grippe et même le montant des dépenses au magasin général local ont sensiblement augmenté. Il est évident qu’en servant ces clients, on obtient des résultats importants, voire spectaculaires. (Voir le texte intégral de l’étude en lingne.)
Que vous disent vos patients?
Je crois que la principale chose que j’ai apprise en passant du temps avec mes patients, c’est à quel point nombre d’entre eux sont résistants. Ils se heurtent à tellement de problèmes et de difficultés dans leur vie que la ténacité dont ils font preuve pour persévérer est source d’inspiration pour moi. Ils rencontrent des obstacles, mais ils continuent d’avancer. Selon moi, on ne souligne pas assez la force dont font preuve les patients qui reçoivent ce genre de traitement.
L’autre chose, c’est que ces patients sont juste des personnes. Ils rient, ils plaisantent, ils sourient, ils pleurent. Il est important, à mon avis, de comprendre que, même s’ils sont atteints d’un trouble lié à la consommation d’opioïdes (souvent entre autres problèmes), ce n’est pas ce qui les définit et ils ne devraient pas être traités comme si c’était le cas.
Que signifie pour vous une « vision faisant des pharmaciens les garants de la bonne gestion des opioïdes »?
Les opioïdes sont des médicaments puissants qui ont des utilisations extraordinaires dans certaines circonstances et qui peuvent causer de terribles dégâts dans d’autres. Tous les pharmaciens doivent se voir comme les garants de la bonne gestion des opioïdes et veiller à bien évaluer la situation et à dialoguer avec leurs patients afin d’optimiser leur santé et de réduire au minimum leurs risques. Nous devons nous sentir plus à l’aise de collaborer avec les médecins et avec d’autres prescripteurs pour modifier et guider les traitements, ainsi que de jouer un rôle plus important et, parfois, plus indépendant afin de garantir la sécurité des patients.
Que faut-il pour concrétiser cette vision des pharmaciens garants de la bonne gestion des opioïdes?
Le plus important est de vraiment changer la culture au sein de la profession, de développer une identité professionnelle plus forte et de faire en sorte que les pharmaciens gagnent en confiance. J’ai l’impression que, parce que la réglementation des stupéfiants est tellement stricte et que le rôle des médecins est tellement bien établi, beaucoup de pharmaciens hésitent à contester les choix des prescripteurs, même s’ils sont inquiets au sujet, par exemple, de l’indication, de la posologie, de la quantité, de la durée du traitement ou de la fréquence des renouvellements.
L’autre facteur clé est de continuer d’élargir le champ d’exercice et de l’harmoniser dans tout le pays. Notre formation fait de nous des spécialistes des médicaments, mais dans bien des cas, notre capacité d’orienter un traitement est limitée par les règlements. Même avec les exemptions fédérales actuelles mises en place en vertu de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances (LRCDAS) en raison de la pandémie de COVID-19, une province et un territoire où je suis autorisé à exercer (le Manitoba et le Nunavut) n’ont pas modifié leur réglementation pour que ces exemptions s’appliquent. Les pharmaciens devraient pouvoir servir de la même façon leurs collectivités dans tout le Canada, où qu’ils se trouvent.
Comment faire pour venir à bout de la stigmatisation des personnes atteintes d’un TCO?
Il faut commencer par la formation et l’éducation. Les facultés de pharmacie et les organismes de réglementation doivent prendre de vraies mesures pour que les pharmaciens connaissent bien l’incidence des déterminants sociaux de la santé, de la colonisation et des traumatismes intergénérationnels sur les troubles liés à la toxicomanie. En comprenant mieux ces concepts, il devient possible d’aller à la rencontre des clients et de leur offrir des services axés sur les patients et tenant compte des traumatismes subis.
Souvent, les personnes atteintes d’un TCO font de l’automédication de problèmes de santé mentale qui ne sont pas traités adéquatement par le système de santé et qui sont aggravés par les inégalités dans notre société. Nous devons le comprendre et considérer le TCO comme nous considérons le diabète ou les cardiopathies, c’est-à-dire comme une maladie chronique à rechutes intermittentes sur laquelle influent l’expérience et l’environnement, plutôt que d’y voir les faiblesses personnelles d’un patient. Nous pourrons alors exercer notre métier avec compassion, sans jugement. En tant que pharmaciens, nous devons servir d’exemple pour nos collègues et nos employés et veiller à ce que nos pharmacies soient des espaces sûrs pour nos clients.
Pleins feux sur la gestion des opioïdes est une série continue en appui à l’Initiative des pharmaciens pour la gestion des opioïdes dans le cadre de l’Harmonisation du champ d'exercice des pharmaciens canadiens (HCEPC) 2020.